Google Glass : les raisons de l’échec expliquées par le marketing de l’innovation.

Détail des Google Glass
Détail des Google Glass

Google Glass, un produit étonnant qui a fait un buzz incroyable en 2012-2013 pour mourir dans la moquerie en 2015 et ressusciter en mai 2019.

Pourquoi cet échec retentissant en marketing de l’innovation, malgré un départ en fanfare et la puissance marketing de Google ? En quoi cet échec était-il si prévisible ? Et pourquoi la version 2 réussirait-elle mieux aujourd’hui alors que c’est le même produit ? Qu’est-ce qui a changé ? 

Et que nous apprend cet échec sur Google et son approche du marché ?

Google Glass, vous avez dit Google Glass ?

Les Google Glass sont issues du Google X Lab, le laboratoire de R&D pour les projets très avancés de Google. C’est un appareil très surprenant, sorte de lunette avec un tout petit écran proche de l’œil, une caméra intégrée et une interface tactile sur la branche de lunette. La Google Glass a accès à internet grâce à Wifi ou Bluetooth.

Google Glass
credit :Mikepanhu–  CC-SA 3.0

Les Google Glass donnent accès à un ensemble d’applications : Agenda, Météo, etc et se pilote par des mouvements tactiles sur la branche de lunette et par l’interface vocale.

Du lancement à la mort : une vie mouvementée

Le produit a été annoncé publiquement en avril 2012 et Le lancement officiel a été fait en début 2013 lors du Google I/O.

Au début, un buzz incroyable a été fait autour de ce produit si nouveau, les porteurs de Google Glass étaient interpellés dans la rue pour en parler, un véritable engouement autour de sa nouveauté.

Google Trends – Google Glass

Mais, petit à petit, les voix se sont élevées contre les Google Glass pour de nombreuses raisons. Après quelques ventes à des aficionados de la technologie, le produit a été arrêté en 2015.

Quelles sont les raisons qui expliquent cet échec en marketing de l’innovation ?

Les raisons superficielles de l’échec

Quand on lit les articles de la presse spécialisées, voici les raisons principales de l’échec des Google Glass :

Le prix

Le prix initial était de 1500$, bien loin d’un prix grand public.

Des usages pas clairs

En face de ce prix élevé, peu d’applications comme l’agenda, la météo, la prise de photo. L’intérêt des Google Glass n’étaient pas clair. Tout ce que faisaient Google Glass, on pouvait le faire avec un smartphone. Alors, pourquoi acheter des Google Glass ?

Design médiocre et intrusif

Le design du produit n’a pas remporté l’engouement du public, bien au contraire, les Google Glass ont été perçu comme intrusives. On se moquait des porteurs de Glass.

Un produit « prototype »

Le produit a beaucoup déçu ses utilisateurs, un produit vite perçu comme non finalisé, encore au niveau d’un prototype. Il buggait souvent.

Des questions sur la sécurité et la protection de la vie privée

Le produit a généré beaucoup d’inquiétude sur les radiations si près du cerveau et le souci autour de la protection de la vie privée. Des lois ont été passés pour interdire son usage dans les lieux publics.

La vraie raison de l’échec

Toutes ces raisons sont valides, mais elles sont les symptômes et non la cause de l’échec. La raison profonde de l’échec des Google Glass : un oubli suicidaire des avancées en marketing de l’innovation de rupture.

Les Google Glass : une véritable innovation de rupture

Loïc Le Meur portant des Google Glass
Loïc Le Meur portant des Google Glass

Les Google Glass sont une véritable innovation de rupture, ce ne sont pas une simple amélioration incrémentale de produits existants. Les Google Glass sont un ovni, un produit déconcertant, avec aucun équivalent sur le marché.

Les innovations de rupture : les produits les plus difficiles à commercialiser

C’est cet aspect OVNI, produit qui ne ressemble à aucun produit connu qui rend l’innovation de rupture extrêmement difficile à commercialiser :

De très nombreuses innovations de rupture échouent, on peut citer :

  • L’Apple Newton
  • Le Segway,
  • Le Tablet PC

Etc.

Photo d'Apple Newton - Autre échec en marketing de l'innovation de rupture
Photo d’Apple Newton

Mais alors comment faire pour commercialiser une innovation de rupture avec de bonnes chances de réussite ? Cette question clé a été au cœur des réflexions de la Silicon Valley pendant des décennies.

Cela a donné naissance à une branche spécialisé du marketing : le marketing de l’innovation.

La bonne approche : « Crossing the Chasm », 1991

Quand, en 1991, Geoffrey Moore publie un livre fondateur « Crossing the Chasm » (Traverser le Gouffre) qui pose les bases d’un marketing de l’innovation de rupture.

Couverture du livre Crossing the Chasm
Couverture du livre Crossing the Chasm

Ce livre a eu un énorme retentissement dans le monde de la high-tech à l’époque. Il apportait enfin des réponses convaincantes aux questions que d’innombrables entrepreneurs se posaient.

Ces réponses sont toujours d’actualité aujourd’hui. Si vous n’avez pas lu ce livre, je vous le recommande chaudement. Si vous vous intéressez au marketing de l’innovation, vous avez surement déjà vu la courbe de l’adoption de l’innovation qui est au cœur du livre :

Courbe de l'adoption d'une technologie par le marché
Courbe de l’adoption d’une technologie par le marché
Source : Crossing the Chasm

Elle prédit qu’au-delà des « innovators » qui achèteront la technologie car ils sont visionnaires, la majorité n’achètera pas la technologie tant que :

  • L’application apporte une vraie valeur ajoutée au métier,
  • Le produit est mature et solide,
  • Les services associés sont là,
  • Les clients références sont nombreux,
  • Etc.

Toutes ces conditions ne sont jamais réunies au début de la commercialisation d’une innovation de rupture. Cela explique le nombre d’innovations qui sont mortes dans le Gouffre.

Quelle stratégie pour commercialiser une innovation de rupture ?

Au-delà d’expliquer les échecs, Crossing the Charm explicite la bonne stratégie pour commercialiser une innovation de rupture :

Cibler initialement une niche de marché où la valeur apportée par la technologie est tellement importante que les clients sont prêts à supporter tous les problèmes apportés par cette technologie immature.

La première étape est donc de trouver un segment de marché avec un problème critique que seule cette technologie peut résoudre.

Cette approche, utiliser une niche pour « Sauter le gouffre », est reconnue comme la méthode la plus efficace et a été utilisée avec succès par de nombreuses sociétés.

Google Glass V1 : une stratégie suicidaire

A la lumière de « Crossing the Chasm », l’approche prise par Google pour commercialiser les Google Glass parait suicidaire :

Au lieu d’identifier un segment de marché, en général B2B initialement, où les Google Glass apportent une valeur irréfutable, ils sont partis sur une approche grand public dès le départ sans cible précise.

Approche Crossing the ChasmApproche Google
Choisir un segment de marchéApproche grand public sans cible
Identifier un problème critiquePas de problème critique
Identifier une application cléPas d’application clé
Valeur apportée majeureValeur apportée pas claire
Prix pour les professionnelsPrix trop cher pour le grand public
Marketing B2BMarketing grand public
Comparaison Approche Crossing the Chasm – Google

On voit bien que Google a choisi une approche à l’opposé de celle reconnue pour être la plus efficace pour vendre une innovation de rupture.

Quels niches pour les Google Glass ?

On peut alors raisonnablement se poser la question : est-il possible de trouver une niche de marché pour les Google Glass ?

Peut-être est-ce la raison pour laquelle Google a fait fi de 20 ans d’expérience en marketing de l’innovation ?

Trouver le bon segment de marché à cibler demande une démarche d’exploration qui prend du temps, mais on peut rapidement faire une première liste, à valider après sur le marché.

La question à se poser est :

« Quels sont les problèmes auxquels seules les Google Glass peuvent répondre ? »

Pour cela, regardons les caractéristiques uniques des Google Glass :

  • Accès à de l’information en permanence devant les yeux,
  • Un appareil qui suit les mouvements et n’entravent pas le champ de vision,
  • Un usage qui peut se faire sans les mains.

Quand on croise ces caractéristiques, on peut imaginer des usages vraiment uniques pour les Google Glass :

  • La chirurgienne qui a besoin d’accéder aux constantes du malade pendant l’opération, les mains prises, sans quitter des yeux le patient,
  • Le technicien de maintenance (avion, nucléaire) qui a besoin d’information sur l’opération délicate de maintenance avec les mains dans le cambouis,
  • La lieutenante de l’armée de terre qui a besoin d’informations tactiques en temps réel lors d’une opération militaire,

On voit que, pour ces situations, seul Google Glass est capable de répondre au besoin. Il reste quand même à déterminer si la valeur suffit pour déclencher l’achat.

Pourquoi Google n’a-t-il pas pris cette approche pour la V1 ?

C’est vraiment le plus étonnant dans l’histoire des Google Glass, pourquoi diable Google a-t-il choisi une approche à l’opposé de ce qui est connu pour être efficace ?

On ne peut croire que personne ne connait « Crossing the Chasm » au sein de Google. La réponse est ailleurs.

Google n’a pas vu l’innovation de rupture ?

C’est une première hypothèse : Google n’a pas vu les Google Glass comme une innovation de rupture et a cru, à tort, qu’elles étaient un produit comme un autre.

C’est très peu probable. Les Google Glass sont un produit à part qui ne ressemblent à aucun produit connu à l’époque. De plus, elles sortaient de Google X Lab, le lab des innovations de rupture.

La réponse est ailleurs.

L’ADN de Google est à l’opposé de l’approche par niche

Mon hypothèse est que l’ADN de Google est à l’opposé de l’approche « Crossing the Charm ».

Google est une société qui recherche l’effet d’échelle, les millions voire milliards d’utilisateurs.

« By 2018, Gmail had 1.5 billion active users worldwide »

Article anglais Wikipedia sur Gmail

L’approche « Crossing the Charm », au contraire, commence par un segment de marché limité, pour lequel l’application ne va concerner que quelques milliers ou dizaines de milliers d’utilisateurs.

Pour une autre société que Google, quelques dizaines de milliers d’utilisateurs semblent bien suffisant, mais pas pour Google.

Ils ont peut-être pensé que les usages émergeraient de l’approche grand public, grâce à un marketing de masse.

Google a changé d’approche pour la V2

De façon inattendue, en 2019, Google a relancé le programme Google Glass, mais cette fois ci en prenant une approche très similaire à « Crossing the Chasm »

  • Ils visent des segments de marché B2B bien précis : Production, Logistique, Santé
  • En partenariat avec des fournisseurs de hardware et des développeurs d’application
Copie du site Google Glass en 2020
Le site web Google Glass en 2020

Google Glass est maintenant une plateforme logicielle et matérielle, un peu comme Android ou Android Wear.

Ce sont les partenaires, et non Google, qui sont maintenant responsables de la commercialization des Google Glass. Google se contente de fournir la plateforme et un peu de marketing.

On en déduit que Google ne souhaite toujours pas se limiter à quelques niches de marché. Il incombe aux partenaires de prendre l’approche « Crossing the Chasm » et de défricher le marché.


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